Des frontières étranges
28 mars 2024Cet article s'inscrit dans la série "Dans l'ombre de la colonisation allemande" proposée par DW Afrique.
En dix épisodes, un podcast vous accompagne tout au long de l'histoire sombre des colonies allemandes en Afrique, de la fin du XIXè siècle à 1918.
L'administration coloniale allemande a quitté l'Afrique il y a plus d'un siècle. Mais les frontières tracées en 1884 lors de la conférence de Berlin sont encore intactes aujourd'hui. Les conséquences sont dramatiques. Nous allons examiner comment les conflits d'aujourd'hui au Cameroun, en Namibie et en Tanzanie sont liés à l'héritage des autorités coloniales.
La "bande de Caprivi"
Si vous observez une carte de l'Afrique australe, vous y verrez un territoire à la forme étrange, qui pointe vers la droite, juste au-dessous de l'Angola et au-dessus du Botswana. Les fleuves Chobe et Zambèze, la Namibie, le Zimbabwe et le Botswana convergent tous à Kazungula.
Pendant plus d'un siècle, cette zone a été appelée "bande de Caprivi", du nom du chancelier allemand Leo von Caprivi, chancelier allemand de 1890 à 1894... et elle rappelle que des lignes tracées par une poignée d'hommes blancs en Europe ont façonné le destin des Africains, qui, à l'époque, ne se doutaient pas qu'ils vivraient désormais dans des colonies distinctes - et aujourd'hui, des pays différents.
La bande de Caprivi attire l'attention par son tracé étrange. Elle ressemble à un manche de casserole, avec deux lignes droites parallèles éloignées de 30 km. Au milieu, la savane et plusieurs cours d'eau importants, notamment le fleuve Zambèze.
La plupart des frontières nationales africaines actuelles sont issues de la conférence de Berlin de 1884.
Les dirigeants européens, soucieux d'éviter les conflits, s'y sont mis d'accord pour se répartir les terres africaines. Ils ne se sont pas intéressés aux populations qui y vivaient ni à la géographie. Sans jamais y avoir mis les pieds pour la plupart, ils ont découpé les territoires à leur convenance.
Leur principal souci était de limiter les axes terrestres continus entre l'Est et l'Ouest ou entre le Nord et le Sud. Cependant, selon la professeure Brigitte Reinwald de l'université de Hanovre, l'Allemagne était ambitieuse :
"L'Allemagne devait obtenir une portion relativement importante de l'Afrique. Mais jamais un ensemble de colonies comme en Afrique de l'Ouest, par exemple. L'expansion coloniale française cherchait à établir un territoire interconnecté. Les populations indigènes ont subi des pertes considérables. On peut en dire autant de l'expansion coloniale britannique en Afrique de l'Est et en Afrique australe."
Négociations germano-britanniques
Le Sud-Ouest africain allemand était isolé du Tanganyika, en Afrique de l'Est. Les protectorats britanniques du Bechuanaland, du Botswana, de la Rhodésie du Nord et de la Rhodésie du Sud (Zambie et Zimbabwe) les séparaient.
En 1890, le chancelier allemand a donc négocié une bande de terre avec la Grande-Bretagne. Elle devait permettre à l'Allemagne d'accéder, par le sud-ouest de l'Afrique, au fleuve Zambèze, dont l'Allemagne savait qu'il débouchait sur l'Afrique de l'Est.
En échange de cette route commerciale potentielle, l'Allemagne a cédé le contrôle de Zanzibar, sur la côte de l'Afrique orientale allemande, compensé par l'obtention de la minuscule base navale d'Heligoland dans la mer du Nord, au large de la côte allemande. C'est le traité Heligoland-Zanzibar de 1890 entre la Grande-Bretagne et l'Allemagne.
"L'Allemagne disposait du quatrième plus grand empire colonial, raconte Brigitte Reinwald. Mais ses territoires n'étaient pas connectés entre eux. Ils souhaitaient créer des corridors pour les raccorder. Mais c'était une illusion."
Il n'y a qu'un problème, de taille : à 40 kilomètres à l'est de l'endroit où se termine la bande de Caprivi, s'élèvent les puissantes chutes de Mosi-oa-Tunya, aussi connues sous le nom de Chutes Victoria. Une merveille de la nature. Mais sa puissance rend le Zambèze infranchissable. Le plan des Allemands s'effondre.
"Un empire contre un bouton"
On ne sait pas si les Britanniques ont délibérément poussé les Allemands dans ce piège. Caprivi est le grand perdant de cet épisode. On se moque de lui parce qu'il a "échangé un empire contre un bouton". Un "bouton" à la réalité complexe : plus d'une demi-douzaine de groupes ethniques parlant plus d'une douzaine de langues y vivent. Ils se retrouvent au croisement de quatre pays différents.
Si la bande de Caprivi est restée relativement paisible pendant la période coloniale, principalement parce que l'Allemagne n'avait qu'un intérêt limité dans la région, les choses ont changé lorsque l'Allemagne a perdu ses colonies lors du traité de Versailles de 1919.
Future Namibie
La Namibie, au sud-ouest de l'Afrique, devient un mandat de l'Afrique du Sud, dans l'optique d'une indépendance future. Mais l'Afrique du Sud n'a pas respecté les termes du mandat que lui avait octroyé la Société des Nations. Elle a mis en place sa politique d'apartheid et a fait des dirigeants de Caprivi un régime fantoche.
À partir des années 1960, la situation géopolitique stratégique de la bande de Caprivi en a fait un foyer de guerre et d'incursions entre les forces militaires sud-africaines et les combattants de la libération qui lançaient des raids transfrontaliers liés à la guerre civile angolaise, à la guerre frontalière et à la guerre rhodésienne du Bush.
Trois conflits distincts ! Ils n'avaient pas grand chose à voir avec les populations qui y vivaient, mais tout à voir avec les puissances étrangères qui tentaient d'affirmer leur domination sur la région. Les armes ne se sont tues qu'à la fin des années 1990, après l'échec d'une brève tentative de sécession de la Namibie nouvellement indépendante, menée par des Capriviens en 1997.
La bande de Caprivi n'est qu'un exemple de frontières tracées par l'Europe qui provoquent des conflits jusqu'à aujourd'hui. Et il y en a plus que vous ne le pensez.
En fait, chaque ancienne colonie allemande a au moins un différend frontalier qui trouve son origine dans des traités de l'ère coloniale, signés sans qu'aucun Africain ne soit présent.
Conflit de Bakassi ...
Au Cameroun, le conflit de Bakassi a éclaté dans les années 2000 entre le Nigeria et le Cameroun à propos de la péninsule de Bakassi.
Des ressortissants nigérians y vivaient depuis des générations sur des terres que le Cameroun revendiquait, sur la base d'accords datant de l'époque coloniale. Des affrontements sporadiques ont encore lieu, malgré une décision de la Cour internationale de justice en faveur du Cameroun.
L'ancienne colonie allemande du Togo, qui borde l'actuel Ghana, a également été divisée entre la France et la Grande-Bretagne en 1919, après que l'Allemagne eut perdu toutes ses colonies, le long d'une frontière artificielle.
Les Ewés du Togoland
Cette décision a été rejetée par la population locale éwée, qui s'est retrouvée coupée en deux pays distincts. Le "Togoland britannique" ou Togoland occidental a ensuite été incorporé au Ghana en 1956 après un vote.
Cependant, les régions à majorité éwée ont en fait voté pour rester sous mandat des Nations unies.
À ce jour, certains groupes éwé plaident en faveur de l'autonomie. Le professeur togolais Gilbert Dotse Yigbe, de l'université de Lomé, explique que les racines de cette dynamique remontent à la conférence de Berlin de 1884 :
"Les problèmes existaient déjà au début de la période coloniale, car le grand Togo était lui aussi arbitraire. Les frontières ont été tracées à Berlin, sans tenir compte des conditions locales, et après la Première Guerre mondiale, cet arbitraire colonial s'est poursuivi. La France et la Grande-Bretagne ont divisé la colonie allemande en fonction de leurs propres intérêts coloniaux. Par exemple, j'ai de la famille au Ghana, mais ils sont citoyens ghanéens, ils ont un passeport ghanéen et ils parlent anglais. Et moi, je suis assis ici, je suis un citoyen togolais, je parle français et, officiellement du moins, je n'ai aucun lien avec eux."
Malawi et Tanzanie
En Tanzanie, un différend de longue date oppose le Malawi à la Tanzanie au sujet de la souveraineté sur le lac Malawi ou lac Nyasa, comme l'appellent les Tanzaniens. Il s'agit du troisième plus grand lac d'Afrique. Le contrôle de son eau, des droits de navigation et de la pêche a d'énormes implications pour les populations qui vivent autour du lac en Tanzanie et au Malawi. Un tiers du territoire du Malawi est constitué par le lac, et une grande partie de son identité nationale est liée au lac Malawi.
Mais le traité Heligoland-Zanzibar de 1890, celui-là même qui a créé la bande de Caprivi, est à l'origine d'un différend sur le tracé de la frontière. En gros, selon le traité, la frontière longe la rive tanzanienne. La Tanzanie soutient que la frontière devrait être conforme à de nombreuses autres frontières et accords concernant les lacs, et passer par le milieu. Ces deux positions irréconciliables étaient en sommeil... jusqu'en 2011, lorsque le Malawi a autorisé la prospection pétrolière dans la zone du lac revendiquée par la Tanzanie.
Conséquences jusqu'à aujourd'hui
Si l'Allemagne n'est plus directement impliquée dans ces différends, les conséquences des traités de l'époque coloniale allemande se font encore sentir aujourd'hui, dans toutes ses anciennes colonies.
Les frontières artificielles ont divisé les peuples et perturbé les structures traditionnelles. Elles n'étaient pas forcément pacifiques. Mais la nouvelle partition n'a été élaborée que dans l'intérêt des puissances européennes, explique la professeure Brigitte Reinwald :
"L'objectif de la conférence de Berlin était de parvenir à un accord pacifique sur les territoires conquis et les zones vierges qui restaient à conquérir. Ils voulaient éviter de provoquer une guerre en Europe. C'était là un exercice diplomatique difficile, compte tenu des rivalités militaires, par exemple entre l'Angleterre et la France."
L'idée de revenir sur les frontières de l'époque coloniale est impopulaire. La résolution du Caire de 1964, menée cette fois par l'Organisation de l'unité africaine, aujourd'hui l'Union africaine, gèle les frontières héritées de l'époque coloniale.