L'Afrique tente une médiation entre la Russie et l'Ukraine
15 juin 2023Vladimir Poutine recevait ce jeudi 15 juin son homologue algérien. Avec Abdelmadjid Tebboune, le président russe a réaffirmé le souhait des deux pays de renforcer leur "partenariat stratégique". Leurs échanges commerciaux sont déjà importants et la Russie est le premier fournisseur d’armement de l’Algérie.
Cette visite coïncide avec le début d’un autre voyage : celui d’une délégation de quatre chefs d’Etats et trois représentants africains qui sont attendus en Ukraine demain matin où ils doivent s’entretenir avec Volodymyr Zelensky, puis en Russie où ils rencontreront Vladimir Poutine. L’objectif de ces dirigeants africains : faciliter la reprise du dialogue entre la Russie et l’Ukraine.
Un aboutissement
Cette délégation est dirigée par Macky Sall, président du Sénégal, accompagné de ses homologues des Comores, de Zambie et d’Afrique du Sud. Les présidents égyptien, ougandais et congolais n’ont pas fait le voyage et se font représenter.
Denis Sassou Nguesso ne fera pas partie du voyage mais il avait annoncé cette médiation lors de son déplacement à Abidjan, mardi dernier [13.06.23] : "Il a été convenu que quelques chefs d'Etat, en réalité un chef d'Etat d'Afrique centrale plus le président en exercice de l'Union africaine, que 5 ou 6 chefs d'Etat en tout pourraient se rendre en Ukraine et en Russie pour porter un message de paix, tout au moins d'apaisement."
Les dirigeants africains seront reçus par Volodymyr Zelensky à Kiev et par Vladimir Poutine, à Saint-Petersbourg. Ces entretiens sont le fruit d’un travail de plusieurs mois, appuyé par Jean-Yves Ollivier, de la Fondation Brazzaville, et le Sud-Africain Ivor Ichikowitz. Ce dernier se présente volontiers comme philanthrope par le biais de la fondation qui porte son nom mais il dirige également le groupe d'armement Paramount Group. Tous deux disposent de réseaux bien implantés.
La nouveauté géopolitique
Cet engagement de dirigeants africains pour faciliter le dialogue dans un conflit hors du continent est plutôt rare… mais il n’est pas si étonnant : l’Afrique a été frappée de plein fouet par les répercussions de la guerre en Ukraine.
De nombreux Etats souffrent de problèmes d’approvisionnement, voire de pénuries alimentaires depuis que les exportations ukrainiennes et russes ne peuvent plus circuler librement, notamment celles en céréales et en engrais. Et de nombreux pays souffrent aussi de l’inflation.
Alors pour Mamadou Diouf, de l'Université de Columbia, à New York, cette démarche est d’abord géopolitique :
"Ils ne vont pas arrêter la guerre", estime le chercheur. "Mais la question qui se pose pour eux est : est-il possible dans ce contexte d’aménager un espace où les Africains pourraient se battre pour leurs intérêts et essayer, au moins, comme une solution internationale, d’aider à lever le blocus russe et d’aider l’Ukraine à écouler ses produits."
Selon l’universitaire, les dirigeants africains tentent aussi de "donner un peu d’air" à une Russie mise en difficulté par les sanctions occidentales. "Ce n’est pas un échange, déclare-t-il. Dans la situation actuelle, ce qu’ils essaient de négocier, c’est de dire à Poutine qu’ils ne sont pas contre la Russie et qu’ils ne sont pas prêts à condamner la Russie (...). Alors que les Occidentaux aimeraient que les Africains s’alignent sur leur soutien inconditionnel à l’Ukraine. Ce que les Africains essaient de dire en quelque sorte, c’est qu’ils ne sont pas partie prenante."
La neutralité est difficile à tenir dans un conflit où la polarisation internationale est si forte et où la dépendance des Etats africains aux livraisons russes et ukrainiennes reste un poids.
Chamboulement des alliances
D’ailleurs, la guerre en Ukraine a renforcé la lutte d’influence entre la Russie et les Occidentaux aussi sur le continent africain et a bouleversé les relations diplomatiques des Etats d’Afrique, comme le note Philippe Awono Eyebe, enseignant-chercheur de sciences politiques à l’Université Yaoundé 2 :
"Il y a bel et bien lieu de constater que [cette guerre] a été l’occasion pour bon nombre de pays africains soit de revisiter leurs rapports avec leurs partenaires traditionnels soit de créer de nouveaux partenariats car la Russie représente une opportunité pour ces Etats africains. Mais cela reste quelque chose d’encore très hypothétique étant donnée la durée de ce conflit actuellement", estime Philippe Awano Eyebe.
Des objectifs revus à la baisse
Cyril Ramaphosa, le président sud-africain avait annoncé au début une "mission de paix", mais l’intitulé du voyage – et ses objectifs – ont été revus à la baisse.
Cette mission n’est plus présentée que comme une "tentative de médiation" avec en son cœur, donc, l'accord sur les exportations de céréales et d’engrais.
En revanche, cette facilitation s’inscrit dans une continuité historique qui remonte aux indépendances et à la guerre froide : les efforts des Etats africains pour s’affirmer comme des acteurs sur la scène politique internationale et, comme le résume le chercheur camerounais Philippe Awono Eyebe, "montrer qu’il existe une position africaine" sur un foyer de crise.
D’ailleurs le chercheur camerounais veut croire que la facilitation africaine entre Russie et Ukraine a des chances de succès. "Pourquoi ne pas imaginer un cessez-le-feu ? Ces chefs d’Etats africains ont des arguments soutenables et crédibles pour aboutir à une désescalade", affirme-t-il.
Parmi les propositions africaines qui figurent dans le document préparatoire cité par Reuters : la suspension du mandat d'arrêt de la CPI contre Vladimir Poutine et des sanctions occidentales pour faciliter les pourparlers.
Les chefs d’Etats africains partent de Pologne pour se rendre ensemble à Kiev, cette nuit, par "train spécial". Leurs entretiens doivent débuter [vendredi] avec Volodymyr Zelensky et dans la soirée, ils reprendront la route vers Saint-Pétersbourg pour rencontrer Vladimir Poutine.
Cet article a été complété le 16.06.23