Le monde n’a jamais autant aimé les armes
18 mars 2022C'est un tournant majeur. Après avoir fait reposer sa sécurité sur les forces de l'Otan, et principalement sur les bases américaines présentes sur son territoire, l'Allemagne, inquiète de l'état de son armée, a annoncé qu'elle allait renforcer sa défense et porter le budget consacré aux dépenses militaires à 2% de son Produit intérieur brut (PIB).
Soit le pourcentage minimum réclamé par l'Otan.
Un plan de 100 milliards d'euros d'investissement serait ainsi prévu. Les Allemands parlent de Zeitenwende.
L'armée allemande va acheter 35 avions furtifs F35 du constructeur américain Lockheed Martin, pour remplacer sa vieille flotte de 85 Tornado porteurs de bombes nucléaires américaines dans le cadre des missions de l'Otan.
Christine Lambrecht, la ministre allemande de la Défense, a évoqué en début de semaine, le 14 mars, "un rôle fort de l'Allemagne” qui serait ainsi assuré grâce à cet achat.
Christine Lambrecht a par ailleurs justifié ce choix, qui complique les discussion sur le projet franco-germano-espagnol d'avion de combat du futur (SACP), en expliquant que les F-35 offrent "un potentiel de coopération unique" avec les alliés allemands de l'Otan.
L'avion de chasse américain est en effet déjà utilisé au Royaume-Uni, en Italie, en Belgique, en Pologne, aux Pays-Bas, en Norvège, en Suisse et en Finlande.
L'Europe, un nouveau "point chaud”
Mais l'Allemagne n'est pas la seule à réagir à l'invasion russe de l'Ukraine. La Finlande, pays frontalier de la Russie mais non membre de l'Otan, a aussi choisi l'avion américain F-35 pour renouveler sa flotte, dans un contrat de 8,4 milliards d'euros pour 64 appareils, a annoncé le gouvernement le 11 mars.
Il s'agit du plus important contrat d'armement de l'histoire de la Finlande.
Sans surprise, la Russie et l'Ukraine ont augmenté aussi depuis 2005 la part de leur PIB consacrée à l'armement, ce qui rappelle que la guerre en cours sur le sol ukrainien est bien le résultat d'une crise qui dure depuis des années.
Le continent européen est ainsi celui où les achats d'armes ont le plus augmenté au cours de la période 2017-2021, comparée à 2012-2016, selon le rapport sur les tendances en matière de ventes d'armes, publié le 14 mars par leStockholm International Peace Institute.
Au cours des cinq dernières années, le commerce mondial d'armes a reculé de 4,6% mais il a augmenté de 19% en Europe, faisant de ce continent un "nouveau point chaud", selon les termes de Siemon Wezeman, coauteur de ce rapport annuel.
Le retour du spectre nucléaire
L'invasion russe de l'Ukraine, les "crimes de guerre” commis contre les populations civiles, l'écrasement de la ville de Marioupol au sud de l'Ukraine, tout cela se fait non seulement au mépris du droit international et des Conventions de Genève mais cette agression rappelle aussi deux points importants.
Premièrement, que la guerre est encore possible sur le sol européen. L'Union européenne s'est construite sur la réconciliation après la Seconde guerre mondiale, celle-ci offrant aux jeunes générations la promesse de la paix.
Or cette paix laissait les jeunes Européens indifférents depuis bien longtemps car elle semblait une évidence. Désormais, elle ne l'est plus.
Deuxièmement, le risque d'une catastrophe nucléaire ou d'une troisième guerre mondiale semblait aussi oublié, rangé aux oubliettes de l'histoire depuis la chute de l'ancienne Union soviétique.
Ainsi dit-on Seconde guerre mondiale plutôt que Deuxième guerre mondiale : l'usage de "seconde” signifiant que l'énumération s'arrête là.
Mais les civils ukrainiens qui meurent sous les bombes russes le répètent : la troisième guerre mondiale a commencé. L'Otan se montre prudent en refusant d'intervenir pour imposer une "non fly zone" dans le ciel ukrainien mais désormais les vieilles peurs sont ressorties et le monde se souvient que les arsenaux nucléaires sont encore massifs.
Le commerce des armes a doublé en quinze ans
Le rapport du Sipri indique que l'Europe ne représente toutefois que 13% de la totalité du commerce des armes, loin derrière la zone Asie-Océanie (43%) et le Moyen-Orient (32%).
Pékin conduit une politique expansionniste en mer de Chine qui inquiète notamment le Japon et l'Australie, et entretient une course militaire dans la région Asie-Pacifique.
La hausse des achats d'armes dans cette région rappelle aussi qu'il existe un autre point de tension dans le monde : Taïwan, dont l'existence est toujours niée par Pékin qui considère l'île comme une partie de son territoire.
La Chine observe avec attention l'évolution de la guerre en Ukraine. La probabilité d'une invasion de Taïwan est certes évoquée depuis des années, bien avant l'attaque de la Russie sur l'Ukraine. Mais si la force l'emportait, ce pourrait être une source d'inspiration pour Pékin.
Par ailleurs, si la Chine ne se réjouit pas de la guerre en Ukraine qui pourrait nuire à ses intérêts économiques, un rapprochement avec la Russie servirait son principal intérêt à long terme : remettre en cause le leadership mondial des Etats-Unis.
Au Moyen-Orient, toujours selon le Sipri, la progression des ventes d'armes a été de 3% et cela est en grande partie lié aux investissements du Qatar qui entretient des relations tendues avec ses voisins du Golfe.
Mais la hausse des ventes d'armes n'est pas un phénomène nouveau. Au niveau mondial, ce commerce a doublé son chiffre d'affaires en quinze ans, entre 1996 et 2020, pour atteindre près de 2.000 milliards de dollars.
Une comparaison entre les différentes régions du monde montre que les Etats-Unis et l'Europe ont réduit leurs dépenses à partir de la chute du Mur de Berlin. Mais si la courbe américaine repart à la hausse après les attentats du 11 septembre 2001, celle concernant l'Europe est demeurée quasiment plate jusqu'à l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014.
L'Asie-Océanie en revanche (essentiellement la Chine, l'Australie, le Japon, l'Inde et le Pakistan) a vu ses dépenses multiplier par quatre pour atteindre plus de 500 milliards de dollars en 2020.
La Russie, premier vendeur d'armes à l'Afrique
L'Afrique, pour sa part, a vu ses dépenses militaires multiplier par 2,5 en trente ans mais en fin de compte, le continent ne représente qu'une faible part des achats d'armes dans le monde en 2021, moins de 6%, et celle-ci est en chute de plus d'un tiers depuis cinq ans.
La Russie est le plus important fournisseur d'armes sur le continent, pesant 44% des importations d'armes en Afrique, loin devant les Etats-Unis (17%) et la Chine (10%).
Mais les plus gros acheteurs d'armes russes sont au Nord, comme l'Algérie et le Maroc.
Le sud du Sahara compte pour seulement 2% de la totalité des importations dans le monde. Les cinq pays qui achètent le plus d'armes dans cette région sont l'Angola, l'Ethiopie, le Nigeria, le Mali et le Botswana.
Entre 2015 et 2020, selon le Sipri, le Mali a acheté quatre hélicoptères de combats russes MI-35M, les mêmes qui sont déployés en Ukraine. La Centrafrique a acquis 20 véhicules blindés BRDM-2, des engins d'occasion délivrés par la Russie sous forme d'aide au développement, selon le Sipri.
Le Burkina Faso a acheté pour sa part deux hélicoptères de transport armés Mi-171.
Mais les plus gros achats sont dans d'autres pays. Comme l'Ethiopie qui conduit toujours une guerre au Tigrée et a acheté une centaine de batteries mobiles Pantsir de défense anti-aérienne. Le Nigeria a acquis une douzaine d'hélicoptères MI-35M et 300 missiles antitanks.
Enfin, l'Algérie et l'Egypte ont fait l'acquisition de matériels beaucoup plus lourds comme deux sous-marins, le Ouarsenis et le Hoggar, pour Alger, et 50 avions de combat MiG29M pour Le Caire.
Le choix d'un camp
Le soutien militaire de la Russie à l'Afrique ne date donc pas d'hier. Même si l'influence de Moscou s'est réduite après la chute de l'ancienne URSS, le commerce des armes n'a jamais cessé, notamment avec des pays comme l'Algérie, l'Angola, le Soudan et le Mali.
Le retour d'influence de la Russie qui est dénoncé par les Occidentaux et à l'inverse, salué par une partie de l'opinion publique dans plusieurs pays africains, concerne en particulier les Etats dirigés par des militaires putschistes comme le Soudan, le Mali, la Guinée, le Burkina Faso, auxquels s'ajoute la Centrafrique qui n'a pas connu de coup d'Etat militaire récemment.
Dans les pays francophones de cette liste, le ressentiment contre la France, et plus largement contre l'Occident, fait apparaître la Russie comme une alternative, un moyen de prendre une revanche face à l'Histoire.
Mais la guerre en Ukraine vient bouleverser la situation car choisir le camp de l'agression militaire et des crimes de guerres n'est pas anodin.
En Afrique, l'Algérie, le Burundi, la République Centrafricaine, le Mali, le Sénégal, l'Afrique du Sud, le Soudan et l'Angola ont choisi l'abstention lors du vote de la résolution de l'Onu exigeant que "la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l'Ukraine".
La Guinée, le Burkina Faso, le Togo, le Cameroun et le Maroc ont décidé pour leur part de ne pas participer au vote.
Mais cette neutralité en apparence dissimule des tensions et des non-dits, plaçant de nouveau les pays africains au milieu d'un affrontement dans lequel ils n'ont rien à gagner.