En avril 1994, Jean Luc Habyarimana avait 18 ans. Il est le fils de Juvénal Habyarimana, alors président du Rwanda.
Le 6 avril, lorsque l'avion de son père Juvénal Habyarimana est abattu, il se souvient d'avoir vu les débris de l'appareil s'échouer dans le jardin de leur résidence de Kanombe.
Trente ans plus tard, son souvenir reste intact.
Ecoutez ci-dessus l'interview de Jean Luc Habyarimana par Wendy Bashi
DW : Vous êtes le fils de Juvénal Habyarimana, le président rwandais dont l'avion est abattu, le 6 avril 1994. A partir de ce moment-là, les choses basculent dans la région. Est-ce que vous pouvez nous raconter les heures qui précèdent ce moment ? Pour vous, pour le jeune garçon que vous étiez à l'époque.
Ce que nous avons vécu à ce moment-là, c'est quelque chose qui est pratiquement inoubliable. On ne peut pas le raconter sans remettre les choses dans le contexte.
Le Rwanda avait vécu une guerre depuis le 1er octobre 1990, attaqué par le FPR qui était appuyé par l'armée ougandaise, et la guerre a duré tout ce temps.
Après, il y a eu des négociations qui ont abouti aux Accords d'Arusha en octobre 1993. Il était question de mettre en place un gouvernement d'union nationale et une armée qui réunissait l'armée rwandaise et le FPR. Mais malheureusement, les choses ne se passaient pas comme cela devait se passer selon les Accords d'Arusha. Il y avait de l'insécurité à l'intérieur du pays, des assassinats qui étaient bien évidemment orchestrés par le FPR.
DW: Dans les heures qui précèdent ce moment tragique, qu'est-ce qui se passe dans la tête du jeune que vous êtes?
Dans dans la tête du jeune garçon que j'étais, je voyais que la sécurité de mon père et des membres de la famille avaient été renforcée, et je voyais que le pays avait changé. Les gens ne vivaient pas dans la liberté à laquelle ils étaient habitués avant.
DW : Quand vous dites que les gens ne vivaient pas dans la sécurité à laquelle ils étaient habitués, ça se traduisait comment pour vous?
Pour vous donner un exemple, il y a eu des attentats qui ont été commis en 1993, notamment dans des gares routières, des assassinats politiques de leaders politiques, une insécurité accrue depuis, surtout, que le bataillon du FPR s'était installé dans la capitale.
Personnellement, c'est quelque chose à laquelle je croyais, je me disais: ça va peut être être difficile, mais le FPR va finir par accepter d'intégrer réellement le processus. Je me disais que ce pays ne pouvait pas finir autrement qu'en trouvant la paix, finalement.
Mon père est parti le matin. Ma mère et moi-même l'avons vu le matin avant de partir. Il allait à Dar-es-Salaam à une réunion sur le Burundi. Il était 20h passées, entre 20h et 20h30.
C'est au moment où on sortait de la piscine, en remontant le jardin vers la maison, que nous avons entendu un bruit d'avion et comme c'était un bruit de jet etqu'on l'entendait de loin, j'ai dit à mes cousins : "C'est sûr et certain que c'est l'avion de papa qui vient. Attendons, qu'il passe au-dessus et puis on va rentrer dans la maison pour nous changer".
L'avion était dans sa phase d'atterrissage et nous avons d'abord entendu le bruit de l'avion puis après, nous l'avons aperçu avec des lumières, à travers les arbres du jardin de notre résidence.
C'est à ce moment-là que nous avons vu en premier une grosse balle traçante qui venait de la direction de la colline de Masaka. Et à ce moment-là, on a vu que l'avion a tout de suite changé de trajectoire. Le moteur de l'avion a changé de régime, mais on entendait comme une accélération et quelques secondes après, il y a eu un autre coup.
C'est une autre grosse balle traçante - finalement, les deux sont avérés être des missiles - qui a aussi été tirée exactement à partir du même endroit que le premier tir. Et ce deuxième tir a touché l'avion et l'avion a pris feu.
DW : Vous voyez alors les dernières minutes de votre papa, là, sous vos yeux. Il se passe quoi dans votre tête?
Personnellement, j'avais tout de suite compris parce que je savais que c'était l'avion de papa, mais je n'arrivais pas à m'imaginer mon père mourir de cette façon. Et au moment où l'avion a explosé, les restes de l'avion, des corps, viennent s'échouer dans notre résidence, dans le jardin de notre résidence.
DW : Comment on vit avec ça après ?
C'est quelque chose d'extrêmement difficile. Ça fait 30 ans et quand je vous le dis, je vous dis que je m'en souviens comme si c'était pratiquement hier.
Et je pense que, aussi, le fait de ne jamais avoir l'occasion de vivre un deuil, un deuil digne de ce nom, ça ne facilite pas forcément les choses.
Le problème du Rwanda, c'est qu'il y a aussi un problème mémoriel. Je ne peux pas pleurer mon père à cause de l'Histoire, à cause de ce qui a été construit. C'est comme si certaines personnes n'ont pas le droit de vivre un deuil.
On nous a tous arraché le droit de pouvoir vivre ce deuil. Le fait de ne pas pouvoir enterrer dignement mon père et surtout tout ce qui suit après, toute l'Histoire qui est construite autour de cela, concernant qui l'aurait assassiné... jusqu'à aller dire que c'est sa propre famille voire même sa propre femme qui l'aurait assassiné. Vous imaginez jusqu'où va le cynisme?
DW : Quand sera-t-il possible pour les Rwandais de vivre ensemble et de cohabiter ? Ce sera possible un jour?
Ce n'est pas possible tant que le FPR est là, parce que le FPR a une stratégie pour garder le pouvoir. C'est une politique qui est assez dangereuse. Moi, personnellement, j'appelle cela un "apartheid mémoriel".
DW : Quel regard est-ce que vous portez, vous, sur la partition que le Zaïre a joué en 1994?
J'aurai toujours cette reconnaissance pour le Zaïre de l'époque - le Congo d'aujourd'hui -qui a ouvert ses portes à des réfugiés rwandais qui demandaient asile.
Malheureusement, le Zaïre aussi est tombé dans cette situation parce que l'un des acteurs de cette tragédie rwandaise , qui n'est autre que le FPR, n'avait pas juste une stratégie qui s'arrêtait aux frontières du Rwanda. Ce régime, qui est installé au Rwanda depuis 1994, sème la désolation au Congo depuis maintenant plus de vingt ans.