Les défis auxquels font face les pays du Sahel sont nombreux. C'est ce qu’indique l’Unesco au sujet de l’enseignement dans cette région du continent africain. Selon l’organisation onusienne, l’écart entre le nombre d’enseignants formés et la population d’âge scolaire est préoccupant.
Selon les chiffres collectés par le ministère allemand de la coopération économique et du développement, 40% des enfants dans le Sahel en âge de fréquenter l'école primaire ne sont pas scolarisés. Plus de 11 000 écoles ont été fermées parce qu'elles sont menacées par des groupes terroristes, souligne encore le ministère allemand de la coopération dans un communiqué publié en juillet 2024. Si ces enfants peuvent retourner à l'école, cela redonnera non seulement de l'espoir à leurs familles, mais cela rendra également la région du Sahel plus sûre à long terme, a déclaré la ministre allemande de la coopération, Svenja Schulze.
Marieme Cisse est chargée de recherche au think tank Wathi, basé à Dakar au Sénégal. Je lui ai demandé si elle pensait que la question de l’éducation dans le Sahel était spécifique à cette région.
Marieme Cisse : L'éducation au sens large du terme a toujours été au cœur de la mission de Wathi. Et pour nous, pour améliorer le bien-être collectif, présent et futur des populations ouest-africaines, il faut s'inscrire dans la durée avec une vision de transformation à long terme qui passe avant tout par la transformation de savoirs, par la transmission de savoirs, de compétences et d'attitudes et donc par les systèmes d'éducation et de formation. Et cette année 2024 qui est déclarée année de l'éducation par l'Union africaine est un moment idéal pour nous de parler des systèmes éducatifs dans la région, de lancer un débat public sur la réforme de l'éducation qui doit être la plus haute priorité et plus cruciale pour les perspectives économiques, sociales et politiques et sécuritaires de la région.
Et donc comme vous dites, la spécificité de l'éducation dans le Sahel, il faut noter qu'il y a quand même des disparités. Malgré ces disparités-là, aujourd'hui la constante si je puis le dire ainsi, c'est que la plupart des systèmes éducatifs des pays de la région ouest-africaine sont confrontés à des sérieux défis, qu'il s'agisse du manque de financement, la qualité ou bien la qualification des enseignants, les classes qui sont souvent surpeuplées, l'insuffisance des infrastructures, les matériels pédagogiques et les taux d'achèvement qui sont faibles, des inégalités de genre dans le système éducatif. Et donc c'est une constante qu'on retrouve dans la plupart des pays de la région en termes d'éducation.
Alors justement les pays du Sahel font face aussi à des des crises sécuritaires notamment. Comment cela affecte l'éducation, comment cela affecte l'enseignement dans le Sahel ?
Alors il faut savoir que les conflits et les instabilités qui sont montés ont grandement aggravé les défis qui existaient déjà et y ont accentué la dégradation de la qualité de l'éducation. Et cette crise a des conséquences sur l'éducation non seulement à travers la fermeture des écoles, des abandons scolaires, mais aussi des insuffisances des ressources publiques qui sont allouées à l'éducation. On a noté des attaques contre des écoles qui ne sont pas rares d'ailleurs dans la région. On peut citer des pays comme la Burkina Faso, le Mali ou le Niger où on a fait face à une intensification des menaces et des attaques contre les élèves, contre les enseignants, contre les écoles.
Et cela a conduit à la fermeture de plusieurs milliers d'écoles et la sortie des écoles de centaines d'enfants. Le risque de violence à l'école et sur le chemin de l'école est aujourd'hui, malheureusement, une réalité pour de nombreuses familles, pour de nombreux élèves. Cette situation dissuade de nombreuses familles à maintenir leurs enfants à l'école. Et parlant toujours de cette situation de crise dans la région, cela affecte l'éducation de façon générale, mais cela affecte également l'éducation des filles. Comme on l'a vu, nous, on a organisé un webinaire au mois de mars 2024 pour parler justement des impacts de la crise sur les femmes et les filles. Et on a vu que la question de l'éducation est revenue parce que la plupart des personnes qui sont déplacées à cause de la violence, à cause des crises, sont des femmes et des enfants. Et donc ces déplacements-là qui sont forcés perturbent leur accès à l'éducation aux services essentiels de base. Mais c'est surtout des déplacements qui renforcent leur vulnérabilité dans ces contextes.
Les déplacements de population dont vous avez parlés, effectivement on le constate dans ces trois pays-là. Mais est-ce que les élèves ou les étudiants qui se déplacent dans des points donnés arrivent à continuer avec le savoir ? Est-ce qu'ils arrivent à continuer avec l'école ou bien il n'y a pas de dispositif en fait dans les villages ou les villes qui les accueillent pour qu'ils puissent continuer l'apprentissage ?
Malheureusement non, parce que quand les écoles sont fermées, ils n'ont plus accès à l'éducation traditionnelle de base. Même si les écoles ne sont pas fermées, souvent le manque de sécurité sur le chemin de l'école fait qu'ils n'y vont pas. Et souvent même c'est le manque de sécurité qui touche les enseignants qui abandonnent tout simplement les classes et donc les enfants n'ont plus accès à l'éducation traditionnelle de base. On a vu dans certaines régions où des initiatives ont été mises en place pour avoir des solutions innovantes qui permettent la continuité des enseignements en temps de crise. Souvent, ce sont des initiatives qui font appel à des radios communautaires, et cetera. Mais cela ne permet pas de pallier le manque d'enseignements qu'ils pourraient recevoir en salle de classe.
Alors les crises sécuritaires conduisent forcément à des crises humanitaires parfois, donc avec des déplacements de population, apprenants et enseignants compris. On vient d'en parler. Visiblement la quête du savoir est ainsi impactée. Mais sur le long terme, comment cela pose un problème pour le développement des pays du Sahel ?
Sur le long terme, cela pose un problème parce que l'éducation, comme on l'a dit, est un pilier essentiel.
L'éducation est un pilier fondamental et c'est à travers l'éducation qu'on peut lutter contre la pauvreté, qu'on peut lutter contre les inégalités de façon générale. L'éducation est un élément essentiel pour la réalisation des objectifs de développement durable.
Et donc, si la situation perdure, la conséquence est que les inégalités vont se renforcer. On va se retrouver avec des taux de chômage qui sont énormes. Et d'ailleurs même on l'a vu dans les pays que j'ai cités tout à l'heure, les enfants qui ne sont plus scolarisés sont des enfants qui sont souvent vulnérables à des situations d'exploitation sexuelle, qui sont recrutés dans les groupes armés.
Et sur le long terme, l'autre conséquence que cela pourrait donner, c'est qu'on va se retrouver avec la démographie qu'on a dans la région, des milliers et des millions de jeunes qui n'ont reçu aucune éducation et donc qui n'auront pas de perspectives par rapport aux opportunités qu'ils pourraient avoir. Et donc les inégalités vont se renforcer.
Démographie élevé, taux d'analphabétisme aussi ? C'est quelque chose que vous constatez ou c'est quelque chose qu'on pourrait constater dans le futur ?
C'est quelque chose qui est déjà constaté et qui est renforcé par cette situation de crise-là qui réduit l'accès à l'éducation pour des millions d'enfants dans la région.
Mais est-ce qu'on assiste par exemple à une fuite de cerveaux, apprenants et enseignants compris, vers les pays voisins ou bien vers l'Occident ? Est-ce que clairement vous entendez peut-être dans vos recherches des Nigériens ou des Burkinabés ou encore des Maliens qui vous disent, je préfère peut-être aller dans un autre pays pour acquérir le savoir ? Est-ce que vous entendez ce genre de témoignages ?
Oui, ce genre de témoignages existe mais en pourcentage beaucoup moins élevé. Par exemple, si on prend les millions d'enfants de la région du Sahel qui n'ont plus accès à l'éducation, combien parmi ces millions d'enfants ont la possibilité d'aller vers un autre pays pour apprendre ? Ils sont moindres. Combien parmi ces enseignants-là qui ne sont plus dans les salles de classe ont la possibilité d'aller vers un autre pays pour reprendre leur travail ? Ils sont moindres. Donc bien sûr, ce que vous appelez fuite des cerveaux existe, mais pour pouvoir faire cette fuite-là, il faut d'abord avoir reçu une éducation. Il faut d'abord avoir eu un certain niveau, peut-être universitaire, donc des connaissances académiques qui peuvent permettre ce déplacement-là vers d'autres horizons pour pouvoir continuer à se former, pour pouvoir continuer à avoir des perspectives d'opportunités.
Mais pour les millions d'enfants qui seront malheureusement touchés par ces inégalités-là, ils seront malheureusement obligés de rester dans leur pays, n'ayant pas de perspectives pour avoir une autre façon de retourner à l'école ou une autre façon de recevoir une éducation. C'est des conséquences qu'ils vont subir parce que tout le monde n'a pas cette opportunité-là de s'expatrier vers d'autres horizons.
Alors depuis quelques années, les pays comme le Mali, le Niger, le Burkina sont dirigés par des militaires. Est-ce que l'enseignement est selon vous délaissé sous un régime militaire, sous ces régimes militaires-là particulièrement ?
Alors je ne pense pas qu'on puisse parler à proprement parler de délaissement. On a vu que la crise sécuritaire, en tout cas, a aussi induit à la réorientation dans les priorités des politiques publiques. Les dépenses de défense se sont fortement accrues dans certains pays, au détriment des dépenses publiques en éducation.
C'est le cas clairement pour ces trois pays ?
Ce n'est pas le cas pour ces trois pays parce qu'il y a des diversités. Pour le Mali c'est le cas, pour le Burkina également. Pour le Niger par exemple, on a vu que ces dernières années, il y a eu plusieurs dépenses qui ont été faites pour le secteur de l'éducation.
Donc c'est au cas par cas. Le constat général, c'est que ces crises-là pourraient renforcer les dépenses qui sont allouées au secteur de la sécurité et de la défense au détriment des dépenses sociales pour la santé, l'éducation.
Mais en fonction des réalités, en fonction des contextes, on peut voir que souvent il y a des pays comme le Niger que je viens de citer, qui continuent quand même à financer l'éducation.
Est-ce que l'éducation se porte mieux sous un régime militaire que sous un président élu ?
C'est assez compliqué parce que d'abord, pour que l'éducation se porte mieux, il faut que l'éducation soit une priorité. Il faut que le régime en place, qu'il soit un régime militaire ou un régime civil, fasse de l'éducation, une priorité, donne des financements à hauteur et des financements efficaces au système éducatif. Et que le régime en place ait une politique éducative nationale qui soit orientée vers la nation qu'ils veulent créer, vers le futur qu'ils veulent donner au pays et que les inégalités que nous avons citées tout à l'heure par rapport à l'accès à l'éducation, soient les inégalités sur lesquelles se résume leur travail. Donc que ce soit un régime militaire ou un régime civil, si ces prérequis-là ne sont pas respectés, il serait difficile d'avoir une éducation de qualité.
Mais de ce que vous avez constaté depuis quelques années dans ces trois pays, Mali, Burkina Faso, Niger, avez-vous l'impression que c'est une priorité ? Peut-être dans le budget, peut-être dans le discours des militaires dans le Sahel.
Tout à l'heure on a dit qu'aujourd'hui les dépenses en termes de sécurité et de défense sont les dépenses qui sont quand même prioritaires pour le Mali, pour le Burkina. Pour le Niger, l'éducation occupe aujourd'hui quand même une place importante. Et donc ça c'est un fait.
L'autre élément, c'est par rapport à l'accès à l'éducation. Même si ces pays-là dépensent à hauteur dans l'éducation et ne prennent pas en charge la question de l'accès à l'éducation, en termes de sécurité, en termes d'égalité d'accès, cela pose toujours un problème. Parce que s'il y a des limitations pour les déplacements, si les populations continuent à subir la violence à l'école et sur le chemin de l'école, cela n'encourage pas non plus l'accès à l'éducation et donc cela n'encourage pas la qualité de l'éducation.
Donc, il ne s'agit pas seulement d'accès et de qualité en termes de financement ou bien en termes de budget alloué à l'éducation. Mais il s'agit d'accès et de qualité d'éducation en termes de tous les autres prérequis que j'ai cités tout à l'heure, financement, formation des enseignants, accessibilité, qualité des curriculas, et cetera. Et si toutes ces préoccupations-là ne sont pas prises en compte par ces régimes-là, les systèmes éducatifs continueront à connaître les difficultés qu'ils connaissent aujourdhui, que ce soit avant les situations de crise ou pendant les situations de crise.
Alors Mali, Burkina Faso, Niger sont dans un bloc qu'on appelle l'AES. Ils prônent un certain souverainisme. Pensez-vous par exemple que ça peut impacter la recherche et l'innovation de manière positive dans ces pays-là ?
Oui, je pense que ça peut avoir un impact parce que comme vous le dites, les pays de l'Alliance des Etats du Sahel prônent un certain souverainisme et à travers cela, ils cherchent surtout à renforcer leur indépendance et leur autodétermination face aux influences extérieures, notamment celles des anciennes puissances coloniales et des institutions internationales.
Et donc les conséquences que cela peut avoir sur les systèmes éducatifs, c'est qu'ils pourraient être tentés de revoir le programme éducatif pour mieux refléter leur histoire, leur culture et leurs valeurs. Et donc ça va passer par une promotion des langues locales. Il va y avoir certainement un effort accru pour promouvoir les langues locales dans les systèmes éducatifs de ces pays-là.
Cela pourrait aussi donner plus d'indépendance dans la conception de leur politique éducative. Ce souverainisme-là pourrait encourager une plus grande autonomie dans la conception des politiques éducatives, ce qui va certainement réduire l'influence des organisations extérieures comme l'Unesco ou la Banque mondiale. Et donc ce sont des priorités éducatives qui sont davantage alignées avec les besoins spécifiques et les objectifs que ces pays-là se sont donnés. Et à travers les systèmes éducatifs certainement, ils pourront impulser un nationalisme et un patriotisme à travers l'éducation civique et patriotique. Et cela pourrait se traduire par un plus grand effort sur l'éducation civique qui va viser à inculquer des valeurs patriotiques et un sentiment d'unité nationale dans ces pays-là. Ces changements-là dans le système éducatif de façon générale, impulsés par le souverainisme, pourraient renforcer l'identité et l'autonomie des Etats par rapport à la qualité de l'éducation.
J'avais envie de terminer sur cette note positive ou pas, on verra. Mais est-ce que malgré tout ce tableau que vous avez essayé de peindre de l'éducation, du savoir dans le Sahel, est-ce que malgré tous les défis auxquels ils sont confrontés il y a de belles histoires qui sortent quand même de cette région ? Peut-être en termes d'innovation dans les universités.
Oui, bien sûr, bien sûr. Alors malgré tous les défis comme on vient de le montrer, il y a quand même de belles choses. Parce qu'aujourd'hui, les centres de recherche, que ce soit au Mali, au Burkina et au Niger, malgré toutes les difficultés auxquelles ces centres-là font face, que ce soit des difficultés qui sont liées aux ressources humaines, des difficultés qui sont liées à la sécurité, des difficultés qui sont liées au financement, ils arrivent quand même à faire de belles choses.
Moi personnellement, j'ai rencontré des chercheurs du Mali, du Burkina et du Niger qui aujourd'hui dans le domaine de l'innovation, que ce soit l'innovation sanitaire ou sociale tout simplement, arrivent à faire de belles choses, arrivent à faire des découvertes. Et ce sont des découvertes qui aujourd'hui permettent de faciliter la vie des populations dans le domaine de la santé, dans le domaine de l'agriculture et dans d'autres domaines.
Donc il suffit tout simplement aujourd'hui que les gouvernements de ces pays-là voient la priorité dans ces domaines que sont l'éducation et la recherche, qu'ils puissent les accompagner pour pouvoir les aider à mieux faire leur travail et à atteindre des objectifs de souveraineté, comme vous l'avez dit, pour pouvoir faire de belles choses pour le pays. Parce que malgré toutes ces difficultés-là, ils parviennent quand même à le faire dans leur laboratoire et dans leur centre de recherche et des universités.