Des tortionnaires déployés comme soldats de la paix de l'Onu
23 mai 2024À première vue, la photo est anodine : prise par une journée ensoleillée de 2022, un groupe pose pour un selfie. Ils sont tous vêtus de treillis militaires ; leurs insignes les identifient comme étant des officiers égyptiens, indonésiens et bangladais. Un homme porte le béret d'un casque bleu de l'Onu : le groupe vient de terminer sa formation d'intégration à la Monusco, la mission de l'Onu en République démocratique du Congo.
Sur la photo, on peut voir un homme chauve avec des lunettes. Avant d'être déployé dans la mission de l'Onu, il était directeur adjoint du renseignement d'une force d'élite au Bangladesh : le Rapid Action Battalion, RAB.
Cette force, composée de policiers et de militaires bangladais, a été créée en 2004 avec le soutien des États-Unis et d'autres pays pour lutter contre le terrorisme et les crimes violents. Mais ses méthodes brutales l'ont rapidement embourbé dans des accusations de violations généralisées des droits de l'homme.
Dans une enquête publiée l'année dernière, la DW et Netra News ont révélé que le RAB commet des actes de torture, de meurtres et d'enlèvements – et fait de grands efforts pour dissimuler ses crimes. Ses cibles : des criminels présumés, des militants de l'opposition et des défenseurs des droits humains.
Des membres du RAB envoyés dans des missions de l'ONU
Un an après ces révélations, la DW, Netra News et Süddeutsche Zeitung ont découvert que des membres de cette unité seraient apparemment envoyés dans des missions de maintien de la paix.
Pendant des mois, la DW et ses partenaires ont mené une enquête qui a montrée que plus de 100 officiers du RAB ont participé à des missions de maintien de la paix, dont 40 au cours des cinq dernières années seulement.
Bien que nous n'ayons pas de preuve que tous les officiers ont été impliqués dans des crimes, au moins trois d'entre eux – Nayeem A., Hasan T. et Masud R. – ont travaillé pour la tristement célèbre branche du renseignement du RAB, dont deux en tant que directeurs adjoints.
Actuellement, des dizaines de milliers de soldats de la paix sont déployés dans le monde, dans des conflits et des crises allant de la République démocratique du Congo, où les casques bleus sont en train de se retirer, du Soudan du Sud et de la République centrafricaine au Kosovo et au Cachemire.
Malgré ces nobles idéaux, les opérations de maintien de la paix, des soldats individuels et des contingents entiers ont été, au fil des années, impliqués dans des scandales que l'Onu a toujours été prompte à condamner. Les critiques affirment que les missions de maintien de la paix ont été inefficaces, tandis que ceux qui défendent le maintien de la paix affirment qu'elles ont sauvé d'innombrables vies.
Des inquiétudes
Jens Modvig, médecin qui dirige Dignity, l'institut danois contre la torture, une ONG à Copenhague rappelle la "grave préoccupation" des experts face aux informations faisant état de violations des droits de l'homme par les forces de sécurité du Bangladesh.
"Nous avons une politique de longue date qui attribue une responsabilité spécifique aux pays contributeurs de troupes et de police" assure pour sa défense l'Onu.
Dans le cas du Bangladesh, les forces de maintien de la paix de l'Onu "ont continuellement engagé des contacts bilatéraux avec les autorités nationales pour leur faire part de leurs préoccupations concernant de graves allégations de violations des droits de l'homme par les forces de défense et de sécurité, en particulier par les membres du RAB.
L'ONU susceptible de faire l'objet de chantage ?
Andrew Gilmour est ancien sous-secrétaire général des Nations Unies pour les droits de l'homme et dirige à Berlin la Fondation Berghof qui milite pour la paix mondiale : un diplomate de longue date à l'Onu donc.
"Je ne serais probablement pas capable d'être aussi franc et de dire que nous avons des troupes vraiment inutiles et aussi des troupes assez brutales", a-t-il assuré s'il était encore à l'Onu.
Le Bangladesh est selon lui loin d'être un cas unique : " Ce n'est pas la première fois que des États membres proposent des personnes ayant de mauvais antécédents en matière de droits de l'homme pour servir dans les bataillons qu'ils affectent à l'Onu." Parfois, dit-il, ce sont "des contingents entiers qui ont été impliqués dans une action, réprimant des personnes dans leur propre pays, par exemple, et d'autres fois, ce sont des individus ".
Il a souligné à plusieurs reprises que l'Onu faisait de son mieux pour empêcher que cela ne se produise.
Mais il a admis que si l'Onu poussait trop fort les pays, ils risquaient de menacer de retirer complètement leurs troupes.
Le témoignage d'Andrew Gilmour semble indiquer une chose : lorsqu'il s'agit de soldats de maintien de la paix, l'Onu semble être sujette au chantage.
Le porte-parole des opérations de maintien de la paix de l'ONU a rejeté l'affirmation selon laquelle l'Onu serait apparemment impuissante face aux menaces.
Les mains de l'ONU semblent liées
Selon Andrew Gilmour, il y a une raison pour laquelle les mains de l'Onu semblent liées. Au début, la majorité des soldats de la Paix de l'Onu venaient de pays comme la Suède et l'Irlande, a-t-il expliqué.
Mais au fil des années, alors que la Guerre froide touchait à sa fin au début des années 1990, confrontés à des missions plus meurtrières, les gouvernements occidentaux ont commencé à retirer de plus en plus leurs troupes des opérations de maintien de la paix, préférant les financer pour éviter une éventuelle enquête parlementaire si des soldats devaient revenir dans des sacs mortuaires.
Aujourd'hui, les cinq principaux contributeurs sont le Népal, l'Inde, le Rwanda, le Bangladesh et le Pakistan.
Sri Lanka : l'impunité au sens large
Frances Harrison est une ancienne correspondante étrangère devenue militante qui documente les violations des droits de l'homme au Sri Lanka. Son ordinateur portable contient une multitude de dossiers qui documentent les atrocités commises au cours de la guerre civile brutale entre l'armée sri lankaise et les Tigres tamouls, et qui a pris fin en 2009 de manière particulièrement brutale.
Parmi les nombreux documents de Frances Harrison, on trouve des photos dont celle de Shavendra Silva. Il s'agit de l'homme qui commandait la 58e division, qui aurait commis " des violations flagrantes des droits de l'homme, notamment des exécutions extrajudiciaires ", selon le Département d'État américain, qui a imposé des sanctions à Shavendra Silva en février 2020 pour crimes de guerre commis pendant la guerre civile.
En 2019, le Sri Lanka l'a promu à un poste de premier plan, celui de chef de l'armée. Suite au tollé international, y compris celui de l'organisme des droits de l'homme de l'Onu, le Département des opérations de maintien de la paix a annoncé qu'il suspendrait les futurs déploiements de l'armée sri lankaise, sauf " lorsque la suspension exposerait les opérations de l'Onu à de graves risques opérationnels".
Mais les chiffres publiés par l'Onu montrent qu'en 2019, le Sri Lanka a envoyé 687 soldats de maintien de la paix dans des missions. Un an après la nomination de Silva, l'armée déployait toujours plus de 665 soldats.